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Qui était Jacques Abeille ?


Jacques Abeille était maudit, il est devenu culte. Le plus méconnu de nos grands écrivains sort de l’ombre.

Extrait de l'interview donné au Nouvel Observateur en novembre 2011

BibliObs. Depuis la parution des « Jardins statuaires » l’an dernier, on voit une curiosité autour de votre travail. Avez-vous ressenti un renouveau dans l’accueil de vos livres ?

Jacques Abeille. Ce n‘est pas un renouveau : c’est une nouveauté absolue. J’étais un écrivain très obscur. Je continue à penser que je suis plus près du fou littéraire que de toute autre école. Chez d’autres éditeurs, ce que j’ai fait n’a pas été ignoré. On pourrait dire que j’ai eu des succès d’estime. Mais ça n’avait pas de visibilité au niveau des librairies – ce qui évidemment me mettait dans des situations difficiles, puisque si mes livres n’atteignaient pas les 1000 exemplaires vendus, pour parler vulgairement, l’éditeur était en dessous de l’opération blanche, et il hésitait à publier la suite.

Ce petit succès est assez confortable, parce que je pense qu’écrire pour soi est malsain. Une fois qu’on a accepté de donner corps à ce qu’un livre exige d’être, il faut que ce livre soit publié. Donc oui, cela me fait plaisir d’être apprécié. Je suis surpris, en revanche, par l’âge de ceux qui me plébiscitent. J’étais assez pessimiste quant à l’avenir de la lecture, et je découvre que j’ai des lecteurs de 25-30 ans. Dans une librairie de Manosque, un jeune homme m’a dit: «Enfant, je regardais ‘’Star Wars’’ ; puis j’ai lu Tolkien ; maintenant, c’est vous.»

Comment envisagez-vous ce succès ?

Il me rassure autant qu’il m’inquiète. Je n’aimerais pas être un écrivain de référence, un écrivain dominant : ils m’insupportent. Il y a sûrement des gens très bien parmi eux, mais je ne peux pas les lire. Quitte à revenir sur eux des années après, quand on a cessé de parler d’eux. Je vais vous donner un exemple : j’ai été enchanté de lire il y a trois semaines «le Radeau de la méduse» de François Weyergans. Weyergans n’est pas encombrant, mais il est tout de même académicien maintenant. Je n’aurais absolument pas pu lire un de ses livres au moment où il a explosé, où il passait chez Pivot.

Vos romans sont, dans une grande mesure, une métaphore du moment créatif…

Une métaphore très souvent anxieuse. Qu’est-ce que c’est, de se retrouver écrivain? Cela n’a jamais été dans mes intentions. J’ai écrit «les Jardins statuaires» par hasard. Je pensais écrire une fable de 50 pages, une manière de présenter l’émergence de l’œuvre d’art comme un processus qui n’a rien de technique, contrairement à ce que prétend l’idéologie dominante en France, celle de Flaubert.

Je sais très bien que Flaubert est un grand écrivain. Mais il y a d’autres façons d’écrire. La légende que le malheureux Edgar Allan Poe a entretenue autour de son «Corbeau», en démontrant que tout y était calculé, est fausse mais Baudelaire, Mallarmé et Valéry l’ont relayée. Voici le goût français. J’y suis étranger. Ce petit conte philosophique devait dire que l’œuvre d’art sort, et que l’artiste se contente de contrôler son élan. C’est une idée un peu aristotélicienne: le sculpteur doit dégager une virtualité qui est déjà dans le marbre. Evidemment, il y avait pour moi, à l’horizon, une réhabilitation de l’inspiration par rapport au travail. Ecrire peut me fatiguer, mais je n’ai pas l’impression de travailler. Lorsque j’ai voulu travailler, m’acquitter de ma part dans la société qui est la mienne, j’ai enseigné.

Les « Jardins statuaires » ont donné naissance à un ensemble que vous avez intitulé «le Cycle des contrées».

Pour les lecteurs qui le découvrent, se repérer dans sa chronologie n’est pas facile.

Elle est enchevêtrée mais rigoureuse. Il y a deux romans initiaux : «les Jardins statuaires» et «le Veilleur du jour». Dans les deux cas, on est dans la situation classique de l’attente des barbares. J’avais dans l’idée de transgresser cette structure romanesque forte qui a fait ses preuves, et de dénouer l’affaire en voyant ce qu’il en est des barbares.

« La Barbarie » est un livre singulier : son cadre – la ville, l’administration, la justice – renvoie au nôtre, tandis que le reste du «Cycle», avec ses statues qui sortent de terre et ses barbares à cheval, est radicalement fictif…

Je revendique cette absence de vraisemblance. Pour «la Barbarie», j’ai été rattrapé par mon temps, moi qui suis étranger, pour ne pas dire ennemi, de la littérature engagée. Si je rejoins mon temps, c’est dans le sentiment, hérité sans doute de mon obscurité, qu’il y a en France un refoulement, un interdit, une condamnation de l’imagination.

Un intellectuel très subtil dont on parle peu aujourd’hui, Gaëtan Picon, a écrit des essais sur la littérature en relevant un fait incroyable : on a le droit d’avoir de l’imagination si on est sud-américain, si on est irlandais, tchèque. On trouve partout des amateurs d’«Alice au pays des merveilles» ou des «Voyages de Gulliver». Mais l’écrivain français doit être vraisemblable. Tous, même les plus grands, doivent passer par cette contrainte, et il est inadmissible d’y échapper. Je m’insurge contre ça. C’est pourquoi il me paraît normal d’être obscur et ignoré.

Il y a des moments où c’est douloureux : je suis incapable de me donner raison dans cette affaire. J’ai pourtant des arguments contre la vraisemblance. Je constate par exemple, et contrairement à ce que laissent entendre les tenants de la littérature engagée, qu’elle s’accommode très bien des régimes autocratiques.

Où situez-vous « les Mers perdues » dans la chronologie du cycle?

C’est une aventure extraordinaire : Frédéric Martin, mon éditeur, a eu une excellente idée. Il voulait trouver une couverture aux « Jardins statuaires » et il a pensé à François Schuiten. Il prend contact avec lui, qui demande à lire le manuscrit et à me rencontrer: je suis monté à Bruxelles. La sympathie a été quasiment immédiate. J’étais chez lui comme chez un ami de longue date.

Il me dit : «J’ai quelque chose à vous proposer. J’ai sur les bras une trentaine de planches. J’aimerais en faire un album, et avoir un texte pour l’accompagner.» Il me met sur les genoux un carton à dessin et me dit d’écrire ce que je veux, à la condition que le texte soit bouclé sous deux mois. A ce moment, j’entends une sorte de murmure, un certain timbre de narration, comme une musique. Je me suis attelé à quelque chose qui dépassait largement la commande : le texte était trop long. C’était encore une exploration de pays imaginaires, encore une histoire de statues.

Cette proximité avec «les Jardins statuaires» m’a gênée, mais ça venait. Je ne voulais pas interrompre la coulée créative, mais j’avais le sentiment de ramener ça dans le cycle qui m’était familier. Je me trouvais dans quelque chose qui s’apparentait à mon «Cycle des contrées». Je me suis dit que l’ensemble serait une sorte de symphonie avec plusieurs mouvements, dont «les Mers perdues» seraient la coda, la découverte finale d’une origine très lointaine. Mais il s’agissait de ne pas dépayser le lectorat de François Schuiten. Il est venu à mon secours: il a sorti les planches préparatoires, ce qui rend l’album précieux pour ses admirateurs.

De mon côté, sous couvert d’une affabulation, j’introduis des réflexions sur l’art du dessinateur, puisqu’un personnage de l’équipée dessine et que le narrateur livre ses remarques sur son travail. Les deux livres, les «Jardins Statuaires» et «les Mers Perdues» sont sortis en même temps. Et je pense que c’est ce qui m’a sorti de l’obscurité : je le dois à la bonne gestion de mon éditeur et au contact amical avec François Schuiten qui malgré sa grande notoriété, partout où il parlait de cet album, a renvoyé vers moi, l’autre artisan, avec beaucoup de gentillesse. C’est plus qu’un type correct, c’est un type généreux. C’est agréable, un homme de talent qui est aussi quelqu’un de bien.

J’ai lu que vous étiez en relation avec Julien Gracq, et qu’il avait transmis «les Jardins statuaires» à José Corti…

De temps à autres j’échangeais une correspondance avec Gracq, que j’admirais beaucoup et dont je considérais qu’il avait été un grand écrivain surréaliste. «Le roi pêcheur», c’est quasiment un manifeste. Son livre sur André Breton est un des plus pertinents. Pour des motifs passionnels, il avait pris ses distances avec le mouvement. Mais enfin je gardais contact avec lui. Un jour, je lui ai proposé de lire le manuscrit des «Jardins statuaires». Il m’a répondu: «Je ne lis jamais les manuscrits, c’est un principe sans exception. Ne me l’envoyez pas, je vous le retournerais. En revanche, je peux le transmettre à José Corti, étant donné ce que je sais de votre sensibilité.»

De passage à Paris, je passe voir le père Corti, tassé sous sa bouffarde, vieux bonhomme fidèle au poste, et je lui explique l’affaire. Il me dit qu’il ne l’a jamais vu. «Je ne peux pas mettre en doute la parole de Gracq, me dit-il, et de mon côté je n’ai jamais perdu un manuscrit de ma vie.» Il y a là un mystère.


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